16 octobre 2015

La Kallocaïne, Karin Boye

                Il est temps (et grand temps !) de remettre à l’honneur une grande auteure de roman dystopique : Karin Boye. Poète et romancière suédoise, elle vécut et écrivit dans la première moitié du XXe siècle. Peu connue en France, elle est un des piliers de la littérature dystopique. Elle inspira Georges Orwell pour son œuvre magistrale 1984. La Kallocaïne, écrit à la suite d’un  voyage en URSS en 1928, est son roman le plus connu.



                La Kallocaïne a été réédité en France cette année à la Petite Bibliothèque Ombres, collection Utopie et Science-Fiction. C’est à cette occasion qu’il paraît indispensable de lui redonner sa place. La Kallocaïne est sans nul doute une des œuvres majeures de la littérature de science-fiction, et l’une des précurseurs. Cette mise en valeur me paraît d’autant plus importante que les femmes sont bien souvent oubliées, pour ne pas dire évincées de cette littérature. La science-fiction garde malheureusement une image presque exclusivement masculine, malgré un regain d’intérêt ces quelques dernières années. Il est donc important de réhabiliter cette grande écrivaine.



L’intrigue obéit aux codes classiques de la dystopie :
                Léo Kall fait partie de la ville des Chimistes n°4. Persuadé de la légitimité de l’Etat Mondial, il obéit parfaitement à toutes les directives. Au début du roman, il met en place une drogue, ou plutôt un sérum de vérité : la kallocaïne. Cette découverte ébranle sa confiance en l’Etat. Les révélations faites par les citoyens sous l’influence de la kallocaïne fissurent ses certitudes. Et lorsque les fondements de notre pensée se lézardent, l’homme panique, et se jette à corps perdus dans la représentation de ces anciennes convictions. Il perd confiance en lui-même en doutant de l’Etat, ne s’étant construit qu’à partir des exigences de celui-ci. La fonction qu’il lui est assigné, est de traquer, grâce à la kallocaïne, une « secte », un groupement de personnes qui se retrouvent et se comportent étrangement (Ils s’allongent dans le noir en silence avec un couteau à la main !). Cette découverte le rend nerveux. L’image du groupe étrange développe une angoisse qui le poursuit et la peur le pousse à s’investir encore davantage dans l’Etat. Il se met à douter de sa femme Linda, la douce et froide Linda, dont il n’arrive pas à percer la carapace. Il décide alors de la tester sous kallocaïne. Les confessions qu’elle lui fera seront une révélation, mais une révélation trop tardive : Léo Kall a intercédé auprès des plus grandes instances de l’Etat pour que la kallocaïne soit utilisée systématiquement dans les dénonciations et lui-même a dénoncé son collègue le professeur Rissen. Le roman s’achève sur la notice du Bureau de la propagande, nous informant que le manuscrit que nous venons de lire est extrêmement dangereux pour l’Etat, et qu’il ne  doit être mis entre les mains que de personnes autorisés et lut avec de grandes précautions.

                Cette intrigue n’est donc pas d’une grande originalité à notre époque. Mais replacée dans son contexte, il s’agit d’une œuvre prodromique. Elle annonce et entame un genre littéraire florissant au début du XXe siècle.

                L’un  des points remarquables est la lenteur de l’intrigue qui s’accélère dans les dernières pages. Grâce à cette engourdissement de l’attention du lecteur, les révélations de Linda, qui renversent les convictions de Léo, permettent un revirement de l’intrigue qui dans un même temps, voit son rythme s’accélérer. Toutes les actions quotidiennes, qui étaient traitées avec un rythme traînant, malgré la poigne et la conviction de Léo, apparaissent comme les causes des malheurs qui s’abattent sur le personnage.

                La révélation de Linda représente incontestablement les plus belles pages du roman. Le chavirement de toute la philosophie des personnages part de l’idée qu’une mère ne peut laisser ses enfants à l’Etat. Il y a pour moi une sorte de discours féministe derrière sa déclaration. Elle explique que lors de sa première grossesse, et lorsqu’elle était une citoyenne modèle, elle ne pouvait imaginer avoir une fille. Une fille, dans la conception de l’Etat Mondial, n’est utile à la société que pour produire d’autres garçons. Tandis qu’un garçon était élevé pour devenir un soldat utile à la « paix » de l’Etat. Mais elle ressent une déchirure lorsqu’elle voit que,  son enfant grandissant, il lui échappe. Il devient la propriété d’un Etat dont elle ne discerne pas les contours. Elle espère alors que son prochain enfant sera une fille, qui lui appartiendrait davantage, dont elle pourrait protéger l’identité propre. Son égoïsme la met dans une situation très inconfortable, ce vice étant absolument banni de la société dans laquelle elle vit. Mais avec sa troisième grossesse, elle découvre ce que c’est véritablement de donner la vie. Non, dans un objectif de reproduction, mais de transmettre la vie : « Ce serait mon troisième enfant, et pourtant il me semblait que je n’avais jamais su auparavant ce que c’était que de donner le jour à un être humain. ». Cette réappropriation du corps féminin bouleverse et renverse ! 

                Un classique donc, à relire, ou à découvrir ! Et indispensable dans toute bibliothèque de science-fiction ou de dystopie !


La Kallocaïne, Karin Boye
Petite Bibliothèque Ombres

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