Il
est temps (et grand temps !) de remettre à l’honneur une grande auteure de
roman dystopique : Karin Boye. Poète et romancière suédoise, elle vécut et
écrivit dans la première moitié du XXe siècle. Peu connue en France, elle est
un des piliers de la littérature dystopique. Elle inspira Georges Orwell pour
son œuvre magistrale 1984. La Kallocaïne, écrit à la suite
d’un voyage en URSS en 1928, est son
roman le plus connu.
La Kallocaïne a été réédité en France
cette année à la Petite Bibliothèque Ombres, collection Utopie et
Science-Fiction. C’est à cette occasion qu’il paraît indispensable de lui
redonner sa place. La Kallocaïne est
sans nul doute une des œuvres majeures de la littérature de science-fiction, et
l’une des précurseurs. Cette mise en valeur me paraît d’autant plus importante
que les femmes sont bien souvent oubliées, pour ne pas dire évincées de cette
littérature. La science-fiction garde malheureusement une image presque
exclusivement masculine, malgré un regain d’intérêt ces quelques dernières
années. Il est donc important de réhabiliter cette grande écrivaine.
L’intrigue obéit aux codes
classiques de la dystopie :
Léo
Kall fait partie de la ville des Chimistes n°4. Persuadé de la légitimité de
l’Etat Mondial, il obéit parfaitement à toutes les directives. Au début du
roman, il met en place une drogue, ou plutôt un sérum de vérité : la
kallocaïne. Cette découverte ébranle sa confiance en l’Etat. Les révélations
faites par les citoyens sous l’influence de la kallocaïne fissurent ses
certitudes. Et lorsque les fondements de notre pensée se lézardent, l’homme
panique, et se jette à corps perdus dans la représentation de ces anciennes
convictions. Il perd confiance en lui-même en doutant de l’Etat, ne s’étant
construit qu’à partir des exigences de celui-ci. La fonction qu’il lui est
assigné, est de traquer, grâce à la kallocaïne, une « secte », un
groupement de personnes qui se retrouvent et se comportent étrangement (Ils
s’allongent dans le noir en silence avec un couteau à la main !). Cette
découverte le rend nerveux. L’image du groupe étrange développe une angoisse
qui le poursuit et la peur le pousse à s’investir encore davantage dans l’Etat.
Il se met à douter de sa femme Linda, la douce et froide Linda, dont il
n’arrive pas à percer la carapace. Il décide alors de la tester sous
kallocaïne. Les confessions qu’elle lui fera seront une révélation, mais une
révélation trop tardive : Léo Kall a intercédé auprès des plus grandes
instances de l’Etat pour que la kallocaïne soit utilisée systématiquement dans
les dénonciations et lui-même a dénoncé son collègue le professeur Rissen. Le
roman s’achève sur la notice du Bureau de la propagande, nous informant que le
manuscrit que nous venons de lire est extrêmement dangereux pour l’Etat, et
qu’il ne doit être mis entre les mains
que de personnes autorisés et lut avec de grandes précautions.
Cette
intrigue n’est donc pas d’une grande originalité à notre époque. Mais replacée
dans son contexte, il s’agit d’une œuvre prodromique. Elle annonce et entame un
genre littéraire florissant au début du XXe siècle.
L’un des points remarquables est la lenteur de
l’intrigue qui s’accélère dans les dernières pages. Grâce à cette
engourdissement de l’attention du lecteur, les révélations de Linda, qui
renversent les convictions de Léo, permettent un revirement de l’intrigue qui
dans un même temps, voit son rythme s’accélérer. Toutes les actions
quotidiennes, qui étaient traitées avec un rythme traînant, malgré la poigne et
la conviction de Léo, apparaissent comme les causes des malheurs qui s’abattent
sur le personnage.
La
révélation de Linda représente incontestablement les plus belles pages du
roman. Le chavirement de toute la philosophie des personnages part de l’idée
qu’une mère ne peut laisser ses enfants à l’Etat. Il y a pour moi une sorte de
discours féministe derrière sa déclaration. Elle explique que lors de sa
première grossesse, et lorsqu’elle était une citoyenne modèle, elle ne pouvait
imaginer avoir une fille. Une fille, dans la conception de l’Etat Mondial,
n’est utile à la société que pour produire d’autres garçons. Tandis qu’un
garçon était élevé pour devenir un soldat utile à la « paix » de
l’Etat. Mais elle ressent une déchirure lorsqu’elle voit que, son enfant grandissant, il lui échappe. Il
devient la propriété d’un Etat dont elle ne discerne pas les contours. Elle
espère alors que son prochain enfant sera une fille, qui lui appartiendrait
davantage, dont elle pourrait protéger l’identité propre. Son égoïsme la met
dans une situation très inconfortable, ce vice étant absolument banni de la
société dans laquelle elle vit. Mais avec sa troisième grossesse, elle découvre
ce que c’est véritablement de donner la vie. Non, dans un objectif de
reproduction, mais de transmettre la vie : « Ce serait mon troisième
enfant, et pourtant il me semblait que je n’avais jamais su auparavant ce que
c’était que de donner le jour à un être humain. ». Cette réappropriation du corps féminin bouleverse et renverse !
Un
classique donc, à relire, ou à découvrir ! Et indispensable dans toute
bibliothèque de science-fiction ou de dystopie !
La Kallocaïne, Karin Boye
Petite Bibliothèque
Ombres
11 €
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