13 septembre 2016

Lundi, c'est poésie ! #3

Chansons d'oiseaux, Louise Michel


Hirondelle qui viens de la nue orageuse
Hirondelle fidèle, où vas-tu ? dis-le-moi.
Quelle brise t’emporte, errante voyageuse ?
Écoute, je voudrais m’en aller avec toi,

Bien loin, bien loin d’ici, vers d’immenses rivages,
Vers de grands rochers nus, des grèves, des déserts,
Dans l’inconnu muet, ou bien vers d’autres âges,
Vers les astres errants qui roulent dans les airs.

Ah ! laisse-moi pleurer, pleurer, quand de tes ailes
Tu rases l’herbe verte et qu’aux profonds concerts
Des forêts et des vents tu réponds des tourelles,
Avec ta rauque voix, mon doux oiseau des mers.

Hirondelle aux yeux noirs, hirondelle, je t’aime !
Je ne sais quel écho par toi m’est apporté
Des rivages lointains ; pour vivre, loi suprême,
Il me faut, comme à toi, l’air et la liberté.



8 septembre 2016

À Coucher dehors d'Aurélien Ducoudray et Anlor



À Coucher Dehors raconte l'histoire d'un SDF qui hérite d'un pavillon de banlieue. Mais pour en devenir l'heureux propriétaire, il doit prouver sa capacité à s'occuper de son cousin, un trisomique adepte d'astronotique. 

Ce scénario rocambolesque est porté par des personnages uniques qui transcendent les clichés. Ils sont en tous points attachants : un trisomique rêveur mais parfaitement conscient, un vieux grincheux qui porte en lui rêves de famille et douloureux secrets, un SDF multi-religieux et un autre sans-abri guérisseur vaudou. Quelle joyeuse compagnie ! 

Sur fond de caricature sociale, les deux auteurs interrogent les liens familiaux et amicaux. Cette bande dessinée nous parle aussi des rêves matériels, poétiques, possibles et impossibles. 

Nous attendons désormais la suite avec beaucoup d'impatience ! Une série à suivre comme Les Vieux Fourneaux ! 


A Coucher dehors, Aurélien Ducoudray et Anlor, Grand Angle, Bamboo éditions








Vous pouvez dès à présent retrouver Aurélien Ducoudray pour un portrait cyanuré et caricatural de Kim Jong Il chez Delcourt. 




Les deux auteurs ont par ailleurs déjà collaboré autour d'une série Amère Russie qui dresse un portrait critique des relations entre la Russie et la Tchétchénie. Une série que je m'empresserais d'aller lire ! 





5 septembre 2016

Lundi, c'est poésie ! #2

Gabriela Mistral est une femme de lettres chilienne. Principalement connue pour sa poésie, elle reçue le prix Nobel en 1945. Elle milita également pour l'éducation des filles. Dans un texte intitulé Lectures pour femmes, elle s"interroge sur l'éducation féminine. 





Quelques grands thèmes se dégagent de son oeuvre : la terre, la vie rural, la défense de l'indianité de l'Amérique latine, l'amour et la maternité. 


La Extranjera


—«Habla con dejo de sus mares bárbaros, 
con no sé qué algas y no sé qué arenas; 
reza oración a dios sin bulto y peso, 
envejecida como si muriera.
En huerto nuestro que nos hizo extraño, 
ha puesto cactus y zarpadas hierbas. 
Alienta del resuello del desierto 
y ha amado con pasión de que blanquea, 
que nunca cuenta y que si nos contase 
sería como el mapa de otra estrella. 
Vivirá entre nosotros ochenta años, 
pero siempre será como si llega, 
hablando lengua que jadea y gime 
y que le entienden sólo bestezuelas. 
Y va a morirse en medio de nosotros, 
en una noche en la que más padezca, 
con sólo su destino por almohada, 
de una muerte callada y extranjera».



Gabriela Mistral, "La Extranjera", Tala







2 septembre 2016

Désorientale de Négar Djavadi

COUP DE FOUDRE de la rentrée littéraire !

            Désorientale est un roman passionnant, envoûtant, frissonnant, ahurissant… Bref, une fois commencé, on ne peut plus le lâcher.

            Ce premier roman de Négar Djavadi nous conte l’histoire d’une famille iranienne. A partir du récit de la narratrice, nous traversons, telle une véritable saga, l’histoire de trois générations, principalement centrée autour des femmes de la famille. Quand le roman début, la narratrice est installée dans la salle d’attente d’une clinique. Afin de nous expliquer ce qui l’a amené ici à ce moment précis, elle nous raconte l’histoire de sa famille, à grands coups de digressions, flash-backs, et autres jeux temporels. Nous sommes emportés, tels des poupées de chiffons dans le grand tourbillon de l’Histoire, comme la famille Sadr elle-même.




            La force de ce récit passe par cette prise en charge du lecteur, que la narratrice prend par la main, lui faisant vivre avec violence son histoire, tout en ne l’oubliant pas sur le bord de la route (on notera avec plaisir les apostrophes de la narratrice à l’égard de son lecteur).

            Mais sa force est aussi contenue dans les thématiques développées tout au long du récit et qui forment des fils tracés dans le temps fictionnel et dans le temps de la lecture : l’histoire familiale et la prise d’une vie individuelle dans l’Histoire commune, le questionnement autour du statut de la femme, la question de l’intégration et de la désintégration, très à la dernière thématique : la quête identitaire de la narratrice.

La vie de la famille Sadr est constamment prise dans l’histoire de l’Iran. Les parents de la jeune Kimiâ, narratrice du roman, s’oppose violemment au pouvoir politique. A travers la famille, c’est un autre visage de l’Iran que Négar Djavadi nous fait découvrir. Elle connaît les préjugés du lecteur, puisqu’elle s’inspire de sa propre existence. Et c’est non sans humour qu’elle nous met devant nos clichés :

« Là, je peux lire l’étonnement dans vos yeux : les Iraniens connaissaient Columbo ?! Dites-vous qu’à partir du moment où les Etats-Unis mettent une main autoritaire sur la politique d’un pays, de l’autre ils lui fourguent toute sorte de produits militaires, industriels, culturels ou alimentaires. Ce n’est pas de la rigolade l’impérialisme ! » (p.103)

A travers ce genre de remarques, que l’on impute soit à la narratrice soit à l’auteur, le lecteur prend de la distance par rapport à ce qu’il croit savoir de l’Orient. Et découvre aussi, toutes les manigances occidentales qui ont aidé à plonger l’Iran dans son état actuel.

            Cette histoire est surtout une histoire de femmes. Car la narratrice donne la parole et raconte l’histoire des femmes de sa famille. De la grand-mère, Nour, à Kimiâ, en passant par la mère, et les sœurs, la narratrice questionne le statut de la femme dans la société iranienne, mais plus tard dans la société française. Ainsi, la maternité, qui est un des sujets centraux de cette réflexion, semble être un passage obligatoire pour toutes les femmes :


« A peine cette déduction a-t-elle traversé mon esprit que je songe à une réflexion de Sara au sujet d’un couple de voisins, les Hayavi, mariés de longue date, mais sans enfant. « Bien sûr que c’est lui qui est stérile. Si c’était elle, il aurait divorcé depuis longtemps ! » Voilà toute la condition de la femme iranienne esquissée en deux phrases. » (p.70).

            Mais très vite, une question se pose autour de cette question de la féminité. Car petit à petit, l’on découvre que la jeune narratrice se distingue de ses sœurs. Par ce que son père et sa grand-mère maternelle attendaient un garçon, Kimiâ se retrouve dans un entre-deux identitaires, entre fille et garçon. Un entre-deux originel, que la famille explique soit par la religion (la grand-mère paternelle meurt au moment de sa naissance et transforme le garçon à naître en une fille) ou socialement (le père ayant tellement envie d’un garçon éduque sa fille comme un homme).

« Personne ne sait comment élever l’entre-deux,  se dépatouiller avec l’à-peu-près. » (p.219).

            Cet entre-deux existentiel va se concrétiser davantage encore lorsque la famille, menacée par le pouvoir en place, se voit obliger de quitter l’Iran pour la France. Francophiles, il ne se sente pas totalement étranger. Le traitement de l’intégration m’a paru tout à fait juste, et souligne la difficulté de l’immigration, peu importe ce que l’on en dit :

« Cette cicatrice qui traverse mon vocabulaire est ma seule coquetterie, mon unique résistance face à, disons, mes efforts d’intégration. J’emploie cette expression par commodité, parce qu’elle vous parle, même si, biberonnée dès l’enfance à la culture française, je ne me sens pas concernée par le sens qu’elle véhicule. D’ailleurs puisque nous en parlons, je trouve qu’elle manque de sincérité et de franchise. Car pour s’intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d’abord, du moins partiellement, de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier. Tous ceux qui appellent les immigrés à faire des « efforts d’intégration » n’osent pas les regarder en face pour leur demander de commencer par faire ces nécessaires « efforts de désintégration ». Ils exigent d’eux d’arriver en haut de la montagne sans passer par l’ascension. » (p.114).

« Croyez-moi, personne ne rate l’étranger. […] La langue est assurément le moyen le plus facile de le coincer de l’enserrer jusqu’à ce que sa façade de normalité acquise de longue lutte craquelle et pendouille sur son corps embarrassé. » (p.120).

            Ce roman est donc proprement captivant. Il nous découvre l’Histoire iranienne, ses traditions, ses conflits politiques. Mais j’ai apprécié que l’auteur ne se laisse pas aller au récit historique. Seules les notes (que le lecteur a la liberté de ne pas lire) s’inscrivent dans une approche historique. La famille Sadr traverse l’histoire, et c’est par ses yeux, ses gestes, ses engagements que nous appréhendons les conflits. Négar Djavadi a réussi à redonner vie à l’Histoire de son pays, pour nous faire comprendre ses ravages sur la vie des habitants.

            Un roman à ne surtout pas manquer !





Désorientale, Négar Djavadi, Liana Lévi





29 août 2016

Lundi, c'est poésie ! #1

Marie-Catherine-Hortense de Villedieu (1632-1683)


Jouissance


Aujourd'hui dans tes bras j'ai demeuré pâmée,
Aujourd'hui, cher Tirsis, ton amoureuse ardeur
Triomphe impunément de toute ma pudeur
Et je cède aux transports dont mon âme est charmée.

Ta flamme et ton respect m'ont enfin désarmée ;
Dans nos embrassements, je mets tout mon bonheur
Et je ne connais plus de vertu ni d'honneur
Puisque j'aime Tirsis et que j'en suis aimée.

O vous, faibles esprits, qui ne connaissez pas
Les plaisirs les plus doux que l'on goûte ici-bas,
Apprenez les transports dont mon âme est ravie !

Une douce langueur m'ôte le sentiment,
Je meurs entre les bras de mon fidèle Amant,
Et c'est dans cette mort que je trouve la vie.



27 août 2016

Rendez-vous à Phoenix, Tony Sandoval

Une nouvelle BD de Tony Sandoval ! 

Dans un album très différent de tous ses albums précédents, il nous livre un récit autobiographique étonnant. Mexicain, il nous raconte son passage de la frontière mexicaine vers les Etats-Unis. Pour devenir dessinateur et retrouver sa petite amie, il n'a d'autre choix que de passer cette frontière, tragiquement mythique. 
Il tente par divers moyens de réussir son entreprise : passeur, désert, incarcération sont désormais son quotidien. Mais rien ne le désespère.





Avec ce récit réaliste, il nous livre une partie de son intimité. l'histoire est jalonnée par les pensées du dessinateur qui porte un regard critique sur son attitude passée : "Mon plan naïf, c'était de traverser la frontière par Nogales jusqu'à Phoenix en passant par Tucson, où ma copine Suzy m'attendrait. On voyagerait ensemble en voiture jusqu'à Portland pour une nouvelle vie ! Mais la traversée me ramena très vite à la réalité..."

Cet album est particulièrement étonnant : le personnage principal ne trahit pas son inquiétude et toute l'épopée semble être un élément banal du quotidien parfois. Mais c'est ce qui fait le tragique de l'histoire. C'est le quotidien de ces mexicains, qui pour sortir de la misère, retrouver leur famille, travailler, sont dans l'obligation de quitter leur pays. Ce récit se déroule en 1994. On voit déjà les difficultés pour les mexicains de passer les frontières. Avec la création d'un mur, toujours plus haut, le rejet de l'étranger se fait toujours plus grand. Et le danger d'une xénophobie croissante n'est pas éloignée, avec des politiques aussi insane que Trump. 

Un album à découvrir et qui nous montre une nouvelle facette de cet artiste !

Rendez-vous à Phoenix, Tony Sandoval, Paquet

18 juillet 2016

Décoloniser l'esprit de Ngugi wa Thiong'o, pour une politique linguistique et littéraire africaine


            Décoloniser l’esprit est un essai littéraire et politique de Ngugi wa Thiong’o, auteur kenyan exilé aux Etats-Unis. Cet essai est un « un adieu à l’anglais ». Après sa publication, il n’écrira plus qu’en kikuyu, l’une des nombreuses langues kenyanes. Dans ce texte, Ngugi wa Thiong’o réfléchit la littérature à partir de la langue d’écriture. L’anglais est devenu la langue de la littérature kenyane à cause de la colonisation et du néocolonialisme. Plusieurs questions sont alors posées : Qu’est-ce que la littérature africaine ? Quelle langue choisir pour écrire ? Le choix de la langue est-il politique ?

            L’essai est divisé en quatre grands chapitres mais qui ne forment que trois parties : la première est théorique et concerne la réflexion sur la littérature africaine et la question du choix de la langue. Le deuxième et troisième chapitres concernent l’expérience littéraire de Ngugi wa Thiong’o, l’un sur son écriture et sa pratique théâtrale, l’autre sur sa pratique romanesque. Enfin le quatrième chapitre forme une sorte de bilan conclusif qui mêle la réflexion et l’expérience.


La langue, un choix politique ?

Pour Ngugi wa Thiong’o, le choix de la langue s’inscrit dans une démarche politique. Les premiers mots de l’essai porte cette réflexion : « On ne peut pas s’interroger sur la littérature africaine ni sur la langue dans laquelle est écrite sans réfléchir aux enjeux politiques d’une telle question ». La question essentielle est de savoir si la littérature africaine doit s’écrire dans la langue considérée comme littéraire, celle de la colonisation ou dans les langues africaines.


Les colons ont pendant longtemps opposé les langues : d’une part la langue des colons, langue de l’élite et de la littérature et d’une autre la langue des colonisés, considérée comme secondaire, voire dangereuse, et surtout fixée comme une langue pauvre, à l’image ses locuteurs, qui ne véhiculent rien de transcendant, d’idéal, incapable de philosopher. C’est bien ce que Ngugi wa Thiong’o rejette violemment. Il existe une philosophie véhiculée par les langues africaines et même des techniques narratives propres : « L’histoire dans l’histoire était presque la norme dans les conversations entre paysans. En fin de compte les jeux de points de vue de Conrad étaient moins éloignés des pratiques narratives quotidiennes que le schéma linéaire classique ! »

L’utilisation de la langue maternelle est le sujet d’humiliations : « être surpris à parler kikuyu à proximité de l’école devint une épreuve affreusement humiliante ». A l’inverse, l’anglais se hausse aux sommets du savoir : « L’anglais devint la mesure de l’intelligence en lettres, en sciences et dans toutes les branches du savoir. L’anglais devint, pour chaque enfant, le principal critère de réussite au sein du système scolaire. » Cette humiliation s’inscrit jusque dans l’apprentissage de la philosophie et l’exercice de la raison. Les programmes scolaires donnent une place écrasante aux auteurs européens, qui délivrent un message tout aussi humiliant que les professeurs :

« Mais le pire était l’image que les langues imposées à l’enfant lui renvoyaient de son propre monde. Il n’apprenait pas seulement à associer la langue de son peuple à l’infériorité sociale, à l’humiliation, aux châtiments corporels, à des formes d’intelligence et d’aptitudes foulées aux pieds, voire purement et simplement à la bêtise, l’incohérence et la barbarie ; tout cela s’étayait de théories qu’il rencontrait dans les œuvres de grandes figures du racisme comme Rider Haggard ou Nicholas Monsarrat, sans parler des jugements à l’emporte-pièce qu’il trouvait chez certains monuments de la culture et du panthéon philosophique occidental comme Hume (« le nègre est par nature inférieur aux Blancs »), Thomas Jefferson (« les Noires sont inférieurs aux Blancs quant aux dons du corps et de l’esprit ») ou encore Hegel, pour qui l’Afrique est pareille à une terre restée en enfance et encore enveloppée, du point de vue du développement de la conscience historique, de ténèbres excluant que rien de profitable à l’humanité ait la moindre de chance d’y être jamais découvert. »

Comment construire après cela, une fierté de la langue maternelle, un orgueil identitaire, une volonté de promouvoir la richesse culturelle d’une société ainsi humiliée ?

Pour Ngugi wa Thiong’o tout ceci passe par la réappropriation de l’expérience culturelle commune par les langues africaines dans la littérature.

La littérature en langue africaine devient une arme dans la lutte contre l’ordre néocolonial et impérialiste : « Je crois qu’écrire en kikuyu, langue kenyane, langue africaine, est une façon de contribuer, à ma modeste échelle, au combat des peuples kenyans et africains contre l’impérialisme. » Son combat pour la liberté prend une forme littéraire.

Dans une démarche marxiste, Ngugi wa Thiong’o considère que la révolution sociale et culturelle viendra du peuple, des ouvriers et paysans. En écrivant en kikuyu, il partage une expérience commune avec le peuple qui parle cette langue qui est la langue de la paysannerie. Ainsi, « certains commencent à regarder en face la désagréable évidence formulée avec tant de violence polémique, il y a vingt ans, par Obi Wali : la littérature africaine ne pourra s’écrire qu’en langue africaine, c’est-à-dire dans la langue des paysans et des ouvriers africains qui, rassemblés, représentent la majorité vivante de nos pays et les acteurs incontournables de la rupture à venir avec l’ordre néocolonial. » Car ce sont eux qui font de la langue africaine, avec sa culture et sa philosophie, une langue vivante, qui constitue une identité en dehors de l’ordre néocolonial : « Ce sont les paysans et les ouvriers qui font bouger la langue et inventent sans cesse de nouveaux accents, de nouveaux proverbes, de nouvelles expressions. » La réappropriation identitaire passe donc par la langue populaire.

Pour Belinda Cannone, la langue peut représenter l’identité du locuteur, comme un territoire à la fois personnel et commun, loin d’un quelconque nationalisme. La langue peut devenir la terre maternelle, celle qui berce et rassure, qui enrichit et fait grandir. Belinda Cannone, dont la famille sicilienne a successivement immigré en Tunisie puis en France ne sent chez elle nulle part. Sa seule terre est sa langue : « Non, cette terre n’était pas à moi (si elle était à quelqu’un), mais la langue, oui, la langue était mienne. » Elle construit alors une identité linguistique : « C’est pourquoi, quand on me demande ce que je suis (française ? italienne ? – jamais suédoise curieusement), je dis que je suis Malangue. » Et elle ajoute dans La Chair du temps, où elle cite l’article, « La vérité de mon identité tient dans la matérialité de ma langue et de ma culture, le reste n’est que poésie artificielle. » Et c’est ce qui fait le drame africain. L’identité qui se trouve dans la culture et dans la langue se trouve bafouée, écrasée, humiliée par la langue imposée.




La langue comme médium de l’expérience

La langue est aussi le support de l’expérience. Elle permet de la réfléchir, de la partager et de l’enrichir. Selon Ngugi wa Thiong’o, avec une fracture entre la langue de l’école, de la société extérieure et la langue de la famille et des champs, l’enfant n’acquiert plus une intelligence de l’expérience sensible :


 « Dans la plupart des sociétés, langue écrite et langue parlée sont identiques. Ce qui est écrit sur le papier peut être lu à n’importe qui : c’est la langue que chacun a parlée en grandissant. Dans ce type de société, il existe une harmonie entre les deux sphères : l’interaction de l’enfant avec la nature et avec ceux qui l’entourent passe par des mots qui sont à la fois le produit et le reflet de cette interaction. La sensibilité de l’enfant s’exprime dans la langue qui est celle de son expérience quotidienne. »

Mais ce n’est pas le cas dans les pays d’Afrique, où l’enfant ne peut plus partagée son expérience intime, personnelle, familiale dans la sphère sociale et en tire un sentiment d’humiliation qui le mène à considérer la langue sociale comme la seule valable et à dévaloriser son expérience personnelle. Alors, « Apprendre, pour l’enfant des colonies, devint une activité cérébrale et cessa d’être une expérience sensible. »
Le rejet de la langue maternelle n’est pas seulement un frein à la réflexion de l’expérience personnelle mais également un obstacle à la perpétuation et au partage d’une expérience collective qui forme l’histoire d’une culture : « Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire. »



Pour conclure, je citerai les dernières phrases de Décoloniser l’esprit :

 « L’appel à la redécouverte et à la revalorisation des langues africaines est un appel aux retrouvailles avec les millions de voix révolutionnaires d’Afrique et du reste du monde. C’est un appel à la redécouverte du véritable langage humain : celui de la lutte. Ce sont les luttes qui nous construisent. Sans elles nous n’aurions pas d’histoire, pas de langage, pas d’être. Elles peuvent naître partout, de chacun de nos actes : à nous de faire partie des millions d’hommes et de femmes qui, comme le disait le poète guyanais Martin Wyle Carter, ne dorment pas pour rêver, mais rêvent de changer le monde. »


Un essai essentiel pour comprendre la littérature africaine et ses enjeux.




8 juillet 2016

La Chair du Temps, Belinda Cannone

La Chair du Temps, c’est l’histoire d’un vol : le vol de la mémoire et des souvenirs. L’auteur, Belinda Cannone, découvre les traces d’un cambriolage en rentrant dans sa maison des champs. Outre l’absence du lecteur DVD et l’ordinateur, elle constate la disparition de ses malles contenant ses journaux intimes, écrits depuis l’âge de douze ans, ses photos et sa correspondance. Sur ce vol, aucune piste. Elle commence alors ce journal extime, tentant de comprendre.

Dans ce livre, outre le questionnement de la blessure infligée par le vol, nous suivons le processus de création. Lorsqu’elle entame ce journal, Belinda Cannone ne sait pas encore ce qu’il deviendra ; elle ne conçoit ni sa forme, ni sa valeur, ni encore son destin : « Je ne sais ce que je suis en train de faire. Me consoler, certainement. » Très vite, il devient exploration intime, et universelle, car l’autrice cherche toujours à faire jaillir de son expérience et surtout de ses fictions les mouvements universels de l’humain :

 « Je voulais évoquer mes carnets comme lent dépôts de l’histoire individuelle, et dire que la culture de soi manifestée par le journal n’avais jamais empêché que je puisse me tenir dans cette zone des « secrets communs » où je rejoins l’humanité même. »

Le journal devient alors une interrogation sur la mémoire : « Ce que je fais aussi, peut-être, en écrivant ces pages : comprendre comment le temps nous traverse. Comprendre en quoi nous sommes faits de la chair du temps, c’est-à-dire de mémoire. » Il explore et sonde donc la mémoire, la manière de la fixer, son rôle dans notre constitution psychique. L’autrice questionne sa mémoire infidèle : « Ma mémoire, elle, n’est guère plus certaine qu’un songe. » Elle, pour qui la mémoire s’efface, se dérobe, la perte de ces journaux intimes et journaux-laboratoires représente la perte d’elle-même : « l’effacement de ma vie, c’est-à-dire du récit de la construction de l’individu Belinda ». Le journal extime serait-il donc un objet de consolation ? La consolation signifierait l’apaisement de la douleur, la réparation de la blessure par une substitution. Comment substituer tant d’années de vie et de travail ? Opération impossible. Elle doit alors entamer un processus de deuil. Il faut faire le deuil de son passé, de ses souvenirs, dont ne restera plus que des images floues, imprécises. Au début du journal, elle déclare : « Etre la même et une autre : ce qui arrive lorsqu’un deuil nous frappe », entamant par l’écriture, un retour vers la vie. Car, ce qui la pousse à faire le deuil, c’est bien son désir de vie si fort. Tout bon écrit est avant tout un combat contre les forces de la mort. Elle conclut :

« Mais rien ne peut m’empêcher, sauf à être mourante, de ressentir encore le désir de vivre, désir d’user de ma lunette astronomique et de mon microscope pour scruter le monde, d’être dans l’invention de demain, dans la danse. »


Et nous l’en remercions ! 

Belinda Cannone, La Chair du Temps, Stock


13 avril 2016

M Train de Patti Smith

Ecrire sur rien sur les conseils d'un cowboy ? 

Pourquoi pas...  Mais voilà, Patti Smith a bien d'autres choses à dire que le rien. OU si le rien désigne les éléments les plus insignifiants de l'existence qui sont finalement les plus importants, alors, elle a réussi son pari. 

La poétesse et photographe nous emmène dans son existence faite de cafés, de lectures, de voyages, de quelques obsessions, de pages qui se tournent. 

Nous, lecteurs, sommes les fantômes qui l'accompagne dans son quotidien : nous sommes assis sur la chaise vide en face d'elle au Ino Café, la regardant écrire.  L'insignifiance se pare des beautés poétiques, les petits riens deviennent les souvenirs, et les souvenirs les élans vers la vie. 
crire sur rien sur les conseils d'un cowboy ? 

Pourquoi pas...  Mais voilà, Patti Smith a bien d'autres choses à dire que le rien. OU si le rien désigne les éléments les plus insignifiants de l'existence qui sont finalement les plus importants, alors, elle a réussi son pari. 

La poétesse et photographe nous emmène dans son existence faite de cafés, de lectures, de voyages, de quelques obsessions, de pages qui se tournent. 

Nous, lecteurs, sommes les fantômes qui l'accompagne dans son quotidien : nous sommes assis sur la chaise vide en face d'elle au Ino Café, la regardant écrire.  L'insignifiance se pare des beautés poétiques, les petits riens deviennent les souvenirs, et les souvenirs les élans vers la vie. 

Patti Smith développe dans ce texte une sorte de mémoire de la mort, mais exprimée non dans sa morbidité mais dans sa vitalité. Il est formidable élan vers la vie. Elle semble porter en héritage les petits riens de la vie des autres. Visitant la prison dans laquelle fut emprisonné Genet, elle ramasse quelques cailloux pour les déposer sur sa tombe. Elle prend en photo les objets de la maison de Frida Kahlo, une chaise ou une robe. Captant par les mots et la photographie, le banal, qui deviennent sous ses doigts les détenteurs sacrés d'un secret, elle nous offre un poème du monde.

Splendide quotidien, hymne à la vie dans ces moments inaperçus. Les mots comme les photos prennent chaque fois un caractère sacré que seule Patti Smith sait rendre avec une humble beauté.